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« Le marché Web 3 ne sera pas viable sans acteurs institutionnels » : Stéphane Blemus, secrétaire général de Société Générale – FORGE

Au mois d’avril, Forge, la filiale régulée du groupe Société Générale dédiée aux actifs numériques, annonçait le lancement de son stablecoin CoinVertible (EURCV). Une sortie vivement critiquée par les observateurs et internautes. Pour la première fois et en exclusivité, nous sommes revenus sur cette sortie agitée avec Stéphane Blemus, secrétaire général de Société Générale – FORGE.

Paul Deswattines (journaliste) : Tout d’abord, pouvez-vous expliquer ce qu’est FORGE ?

Stéphane Blemus (sécrétaire général de Société Générale – FORGE) :

À la genèse du projet, il y a eu une volonté, depuis 2018/2019, du groupe Société Générale d’investiguer assez fortement les problématiques de l’usage financier lié aux technologies blockchains.

Le projet FORGE, soutenu par la direction générale du groupe, est devenu petit à petit une filiale dont l’objectif était non seulement d’être dédiée aux sujets Web 3, mais aussi, petit à petit, de rendre une gamme de services de plus en plus divers.

Dans un premier temps, nous étions principalement dans l’accompagnement des équipes de la Société Générale concernant les instruments financiers sur la blockchain.

Petit à petit, le périmètre de l’activité potentielle de Société Générale – FORGE s’est renforcé et est maintenant à la fois une filiale du Groupe Générale, mais aussi agréée comme entreprise d’investissement. FORGE est enregistrée, depuis l’an passé, auprès de L’AMF comme un prestataire de services sur actif numérique PSAN pour différents types de services.

En tant que filiale, quelle liberté possède FORGE vis-à-vis de la Société Générale ?

Assez tôt, la direction générale du groupe nous a laissé une grande marge d’appréciation et d’expérimentation. Évidemment, ce fut graduel.

Travailler dans un grand groupe comme Société Générale implique de nombreux degrés de confirmation, c’est-à-dire l’officialisation des nouveaux produits au sein du groupe ou les discussions préalables avec les régulateurs. C’est vrai que toute la configuration de validation est beaucoup plus importante que pour un nouvel acteur Web 3 par exemple.

Pour résumer, vous êtes assez libre dans l’expérimentation, mais la validation est assez complexe. Actuellement, vous êtes l’une des seules banques françaises à communiquer publiquement sur des sujets Web 3, comment l’expliquez-vous ?

Je pense que c’est multifactoriel. Sur ces sujets d’innovation, il y a toujours un besoin pour les acteurs qui ont des risques de réputation conséquents, d’avoir une analyse étape par étape de ces nouvelles technologies.

Du côté des banques américaines, il y a eu des investissements très conséquents qui ont été faits et pour l’instant il y a un certain retard des banques européennes. Je pense que c’était principalement dû à un manque de sécurité juridique, le fait de se mettre dans un cadre sécurisé niveau juridique est très important.

Très tôt, dès 2015/2016, la France a posé une juridiction sur ces sujets et aujourd’hui, nous avons en France ce temps d’avance réglementaire. Grâce à cela, les acteurs bancaires européens devraient rattraper, dans les années à venir, ce retard.

Le 20 avril dernier, FORGE a annoncé le lancement du stablecoin CoinVertible (EURCV) sur la blockchain Ethereum. Pourquoi avoir décidé de créer un stablecoin ?

Aujourd’hui, on constate un grand intérêt lié aux technologies de registres. Mais, jusqu’à présent, on constate aussi le manque d’un actif de règlement sécurisé et fiable permettant d’être utilisé par des acteurs traditionnels, financiers et des entreprises. Cet actif-là, actuellement, il n’existe pas puisque les acteurs publics sont encore en réflexion sur la possibilité de digitaliser la monnaie.

Donc aujourd’hui, par exemple, pour un acteur financier ou même une entreprise qui voudrait utiliser des outils de finance décentralisée ou avoir des investissements sur des sujets de crypto actifs serait obligée de recourir à des outils traditionnels de paiement. Forcément, cela réduit les possibilités liées à la technologie blockchain.

De ce fait, vous avez décidé de répondre à une demande de marché que vous avez observée ?

C’est ça ! C’est une demande croissante des clients pour avoir cet actif de règlement qui soit non seulement robuste, mais qui permette de sécuriser les acteurs.

Et puis, on a vu par le passé un certain nombre de stablecoin avoir des gros problèmes en termes de garanties, de collatéral et de protection des investisseurs.

On a vraiment essayé d’avoir une version 1 de ce CoinVertible le plus tôt possible, pour dépasser des discussions théoriques pour vraiment être graduellement dans une offre beaucoup plus commerciale.

Pourtant, ce stablecoin s’adresse plus à vos clients qu’à des utilisateurs particuliers de la blockchain ?

C’est vrai qu’aujourd’hui, on cible les clients institutionnels qui ont une appétence au risque et une connaissance des marchés suffisante pour avoir une analyse plus forte de ses actifs. Après pourquoi pas aller graduellement vers une offre plus large.

À la sortie de ce stablecoin, vous avez essuyé de nombreuses critiques de la part des internautes et des acteurs du Web 3. Qu’est-ce que vous répondez à ces critiques ?

L’objectif pour Société Générale – FORGE est de montrer ce lien entre les cabinets, le monde des capitaux, des marchés de capitaux et l’univers des actifs digitaux. Jusqu’il y a peu, ces univers étaient assez séparés avec assez peu de discussions. Petit à petit, il y a une institutionnalisation et un besoin de liens plus forts. Nous souhaitions vraiment nous inscrire dans ce lien plus fort.

Maintenant, c’est vrai que le projet est porté par le groupe Société Générale et il est normal qu’un certain nombre d’acteurs se posent des questions sur l’ambition souhaitée par le groupe par rapport à ce nouveau marché.

L’objectif est réellement d’avoir une coopération pour créer un marché industriel à l’échelle française, européen et au-delà. C’est pour ça que FORGE est à la fois membre des associations financières classiques, mais aussi de l’ADAN.

Nous envoyons des gages de confiance et de sérieux, à la fois aux acteurs traditionnels, desquels nous faisons naturellement partie, mais aussi à tout ce nouvel écosystème qui n’était pas forcément habitué à avoir des acteurs bancaires qui investissent le sujet.

Dans la mesure où l’on est un peu les premiers à investir sérieusement le sujet, forcément, il y a un risque.

Concernant le principe d’Open Source et notamment le code, vous avez reçu pas mal de critiques. Que répondez-vous ?

Je pense qu’il y a vraiment un besoin différent en fonction des cas d’usage.

Lorsqu’on a, par exemple, le fonctionnement du Bitcoin. L’objectif du Bitcoin est d’avoir du pur peer to peer (paire à paire) entre deux acteurs. Je pense que ce qui est vrai pour le Bitcoin est différent d’un cas d’usages à l’autre.

Sur le sujet du stablecoin que nous avons structuré, l’objectif était précisément de concilier le besoin d’être tourné vers des technologies open source et en même temps le besoin de répondre à nos propres obligations en tant qu’acteur régulé.

La façon dont nous avons structuré cet instrument a été sur cette double volonté, à la fois d’avoir un code qui est donné en Open Source et d’avoir cette possibilité de faire évoluer ce code. L’objectif est vraiment d’avoir un dialogue avec cet écosystème innovant et en même temps être en capacité de rassurer le régulateur.

Finalement, c’est une ligne de crête qui n’est pas toujours facile, toujours comprise, mais qui est essentielle.

Vous vous positionnez entre les deux pour faire le lien entre cet écosystème Web 3 et les institutionnels, c’est bien ça ?

On essaye d’être dans les deux à la fois. On essaye d’être un acteur crédible du Web 3 et d’être un acteur qui construit un marché. En réalité, ce marché ne sera pas viable sans acteurs institutionnels.

Aujourd’hui, et notamment depuis les expérimentations que l’on a faites avec le protocole de finance décentraliser MakerDAO ou le projet du stablecoin, on a énormément de demandes d’acteurs qui sont soit les acteurs DeFi, soit des acteurs du secteur des crypto actifs ou autres, qui veulent faire des partenariats.

Cela montre qu’aujourd’hui, ces deux univers entre de plus en plus en dialogue.

Nous avons à la fois la liberté, mais aussi la responsabilité d’être un des premiers acteurs qui expérimentent et travaillent concrètement sur des cas d’usages financiers lié à cette technologie.

Certains internautes avaient remarqué que pour réaliser une transaction, elle devait être approuvée avant par une entité. J’imagine que c’est pour vous conformer à la législation, mais quel est l’intérêt ? Cela ne rend-il pas le smart contract inutile si vous devez approuver chaque transaction ?

Il y a vraiment le besoin d’avoir une structure juridique sécurisée et d’avoir la possibilité de répondre à tous nos engagements, notamment en matière de contrôle de conformité réglementaire. Que ce soit en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, de vérification de la clientèle qui voit ici de contrôles côté sanctions, embargos et autres.

Donc, il est vrai que dans la dans la version 1 du CoinVertible, la volonté était d’avoir la possibilité de répondre à nos engagements de contrôle de conformité avant la transaction.

C’était une nécessité réglementaire qui a été retranscrite dans le code afin de nous conformer à un modèle de structuration que l’on appelle le CAST. Cela nous permet justement de pouvoir travailler sur des technologies qui sont totalement non « permissionné » tout en ayant une possibilité d’autoriser l’actif lui-même.

Pour terminer sur cette partie juridique, que pensez-vous de la régulation française actuelle ?

C’est vrai qu’il y a un cadre français, à la fois niveau comptable, fiscal et juridique, qui permet aux acteurs économiques de pouvoir construire graduellement leur offre de marché.

Ce cadre-là est intéressant et nous avons été très en soutien des différentes initiatives depuis des années de l’AMF, du Trésor, mais aussi de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et de la Banque de France pour justement renforcer l’attractivité de la réglementation admission française puis européenne.

Je pense que ce volet européen était limitant parce que le fait de ne pas avoir de passeport européen, cela a causé une réduction de l’impact et du cadre réglementaire français.

Maintenant que le passeport européen va être validé, je pense que ça permettra de renforcer l’attractivité du droit français.

Nous avons un écosystème Web 3 français de plus en plus important (Ledger, Sorare, Binance, etc.) Est-ce que c’est grâce à cette régulation ?

Je pense que c’est principalement dû à ce cadre réglementaire, mais aussi à un investissement fort des autorités publiques françaises pour attirer ces acteurs-là (par exemple Binance).

Je pense qu’ils (les politiques) ont eu la compréhension qu’il n’y avait pas de GAFAM en France. Concernant l’intelligence artificielle, il y avait peut-être une place européenne et encore. C’est surtout le sujet du Web 3 qui est une vraie chance de positionnement de la France et de l’Europe.

Il y a un vrai intérêt politique à soutenir cet écosystème pour avoir une place de la France et de l’Europe dans la gouvernance de ces sujets.

Le discours des politiques est « la France a loupé le virage d’internet, il ne faut pas louper le virage du Web 3 » ?

Oui, oui, je pense que ce discours-là a été tenu à l’unisson par les acteurs publics français depuis des années. Au départ, il (l’écosystème Web 3) était perçu probablement de façon un peu circonspecte. Petit à petit, ce discours a été répété, depuis de longues années, et finalement, il a été de plus en plus entendu.

Certaines juridictions, et notamment aux États-Unis, ont eu, à l’inverse de la part des acteurs publics français, une tonalité moins positive et plus conservatrice. Cette tonalité plus conservatrice a renforcé, je pense, nettement la possibilité que l’Europe soit un des marchés pionniers sur le sujet.

Beaucoup de personnes dans le Web 3 adoptent une philosophie très anti banque. Comment, en tant qu’acteur bancaire, ressentez-vous cet écosystème ? Est-ce que vous ressentez de l’animosité ou de l’appréhension ?

On ressent un accueil de plus en plus positif. On travaille avec cet écosystème, ce qui fait que nous-mêmes sommes vus de façon globalement positive. Il y aura bien sûr toujours des critiques, mais on est vu de façon globalement positive par cet écosystème.

Je pense que de manière plus générale, cet écosystème aujourd’hui a besoin de plus en plus de renforcer son offre. Cela veut aussi dire renforcer ses discussions avec les régulateurs, renforcer sa possibilité de payer ses prestataires, d’avoir des comptes bancaires, d’avoir des paiements de ses salariés, d’avoir des financements de locaux et autres.

Passer à l’échelle supérieure, c’est le défi principal du Web 3. La difficulté va être de passer d’un sujet de niche, ce qu’il était en 2017/2018, à un sujet majeur économique comme il le deviendra à l’avenir.

Actuellement, Bitcoin s’échange autour de 25 000 $. Quel est votre regard sur l’évolution du marché des cryptomonnaies et plus généralement du Web 3 ?

En tant que marché émergent, comme ce fut le cas pour Internet, il fait l’objet de fluctuation qui sont précisément dus à son côté innovant.

Néanmoins, on voit qu’après chaque vague de baisse se succède une vague haussière et ce rebond observé en 2023 ne nous étonne pas forcément.

Aujourd’hui et jusque dans deux ou trois années, il va y avoir une sélection des projets matures et potentiellement industriels par le marché. Donc certains projets vont disparaître, d’autres émerger et devenir des acteurs majeurs de cet écosystème.

Le marché se structurera petit à petit, il fera l’objet vraisemblablement de fluctuations encore dans les mois à venir, c’est l’évidence même ! Mais, il se professionnalise très rapidement et je crois beaucoup plus rapidement que beaucoup pensent.

Entretien réalisé par Paul Deswattines. Note : Je précise que les questions n’ont pas été envoyées à l’avance et que cette interview a été réalisée au téléphone, en direct. Merci à Stéphane Blemus pour son temps.

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