Déposée en janvier 2024 et examinée dans l’urgence parlementaire, la proposition de loi visant à « renforcer la lutte contre le narcotrafic et les violences qui y sont liées » suscite une vive attention dans l’écosystème numérique. Derrière l’objectif affiché de lutter contre le financement du trafic de drogue, se cache une série de mesures qui, si elles étaient adoptées en l’état, pourraient profondément bouleverser le traitement juridique des crypto-actifs en France.
Une logique de criminalisation par destination
L’article 5 du projet prévoit une extension significative de la définition du blanchiment. Il autoriserait des poursuites pénales pour simple possession de crypto-actifs jugée suspecte — notamment en cas d’utilisation de plateformes non enregistrées ou en l’absence de justificatif immédiat sur l’origine des fonds. Ce dispositif repose sur une forme de présomption de culpabilité, non pas sur des faits établis, mais sur un contexte jugé suspect : l’incarcération en soi.
Cette approche soulève d’importants doutes constitutionnels, notamment au regard du principe de la présomption d’innocence. Elle transfère à l’utilisateur la charge de prouver la légitimité de ses actifs, ce qui peut être extrêmement complexe dans un environnement décentralisé ou non custodial. Les activités telles que le staking, les airdrops ou l’utilisation de la DeFi laissent rarement des traces centralisées.
En adoptant une logique de suspicion généralisée, assimilant détention à participation, le texte compromet la sécurité juridique des détenteurs légitimes d’actifs numériques. Ce climat de méfiance pourrait ralentir l’innovation et éroder la confiance dans l’écosystème français, en exposant des acteurs vertueux à une insécurité juridique permanente, déconnectée des réalités techniques de la blockchain.
Extension du gel des avoirs numériques
Autre mesure clé du texte : l’élargissement du pouvoir de blocage immédiat des actifs numériques par les autorités judiciaires et administratives, y compris ceux stockés sur des portefeuilles auto-hébergés ou auprès de fournisseurs étrangers. Si ce type d’intervention existe déjà dans le cadre d’enquêtes criminelles ou de coopérations internationales, le projet va beaucoup plus loin. Il permettrait des saisies anticipées sur simple soupçon de crime grave, parfois même sans l’accord préalable d’un juge.
Cette extension du gel administratif pose des questions juridiques majeures. D’une part, elle remet en cause le principe de proportionnalité, surtout lorsque les biens saisis ne sont pas directement liés à une infraction ou appartiennent à des tiers de bonne foi. D’autre part, elle soulève des enjeux de territorialité : certains fournisseurs opèrent hors de France, dans des juridictions non coopératives, et les actifs peuvent être disséminés sur des blockchains publiques ou interopérables.
Une telle disposition affecte directement le droit de propriété, protégé par la Constitution française et la Convention européenne des droits de l’homme. En l’absence de contrôle judiciaire rigoureux, le risque d’arbitraire ou de décisions excessives devient bien réel, dans un environnement aussi complexe que celui des crypto-actifs.
Un impact indirect sur les acteurs français du Web3
Au-delà des saisies, le texte pourrait également pénaliser indirectement les acteurs respectueux du droit français, notamment les PSAN enregistrés auprès de l’AMF. L’élargissement des obligations déclaratives et le durcissement des contrôles viendraient alourdir un cadre déjà très strict, notamment en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Le signalement quasi systématique à TRACFIN des opérations suspectes et le risque accru de poursuites en cas de manquement exposeraient les PSAN à des contraintes opérationnelles lourdes, difficiles à absorber pour les structures de petite taille. Cette pression pourrait décourager l’émergence de nouveaux acteurs.
Par ailleurs, l’ambiguïté de certaines clauses — notamment sur l’étendue des dispositifs de détection ou la définition des comportements « à risque » — entretient une incertitude juridique nuisible à l’innovation. Les projets DeFi, les communautés DAO ou les plateformes NFT pourraient renoncer à s’implanter en France, au profit de juridictions perçues comme plus stables ou adaptées. À terme, ce déséquilibre pourrait affaiblir l’attractivité de la France dans le domaine des technologies Web3.
Une suspicion généralisée qui alimente les stéréotypes
Le projet repose sur une vision des cryptomonnaies comme outils intrinsèquement suspects, servant à contourner les lois et à financer des activités illicites. Ce présupposé occulte leur nature d’outils neutres, reconnue tant par les juridictions françaises qu’européennes lorsqu’il s’agit d’usages légaux.
Le texte ignore les nombreuses initiatives prises par les acteurs du Web3 pour instaurer des mécanismes de transparence, mettre en place des dispositifs de conformité automatisés ou coopérer avec les autorités. Il entretient un discours alarmiste et caricatural, en décalage avec les réalités économiques et technologiques du secteur.
Techniquement, les outils d’analyse blockchain (suivi des transactions, registres publics, évaluations de risque) dépassent souvent ceux de la finance traditionnelle. Pourtant, la loi entend imposer un cadre plus rigide à la crypto, sans reconnaître ces avancées ni faire la distinction entre les usages prometteurs et les abus marginaux.
Il convient également de rappeler que la majorité des opérations liées à la criminalité organisée transite toujours par les circuits bancaires traditionnels — sociétés écrans, virements internationaux, structures opaques. Si les crypto-actifs font les gros titres, leur part réelle dans le blanchiment mondial reste marginale.
Dans ce contexte, le projet fait peser un réel risque de stigmatisation. Développeurs, investisseurs, entreprises ou prestataires enregistrés pourraient se retrouver confrontés à une instabilité juridique chronique, imposée par un texte flou, excessif et déconnecté des pratiques concrètes de conformité sur le terrain.
Vers une censure constitutionnelle ?
Plusieurs dispositions du texte pourraient se heurter à une censure du Conseil constitutionnel. Parmi elles : l’inversion de la charge de la preuve, le gel administratif sans décision judiciaire préalable, ou encore la présomption de culpabilité du détenteur d’actifs numériques.
Ces mesures pourraient être jugées contraires à la présomption d’innocence (article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), à la liberté d’entreprendre ou encore au droit de propriété. En l’absence de garanties suffisantes, leur application pourrait être invalidée, d’autant que leur efficacité réelle dans la lutte contre le narcotrafic reste à démontrer.
Conclusion
Si la lutte contre le trafic de drogue est un objectif légitime et nécessaire, le projet de loi dit « narcotrafic » soulève de sérieuses inquiétudes pour l’avenir des actifs numériques en France. En assimilant trop rapidement ces derniers à des instruments criminels, et en étendant de manière disproportionnée les pouvoirs d’enquête, de gel et de sanction, la loi risque de compromettre les principes fondamentaux du droit et de freiner l’innovation technologique.
Il est urgent de renforcer le cadre juridique applicable aux crypto-actifs, mais cela ne peut se faire sur la base d’une présomption généralisée de culpabilité. L’instauration d’un dialogue rationnel, entre législateurs, régulateurs et professionnels du secteur, est indispensable pour éviter qu’une loi contre la drogue ne devienne, par effet collatéral, une loi contre la crypto.